La MC93 en commun
La MC93 en commun
Vous prenez rarement la parole, en dehors de vos éditos, pourquoi cet entretien ?
Tous les quatre ans, on se retourne sur le chemin parcouru pour évaluer avec les partenaires publics ce que nous avons fait. La MC93 est financée par nos impôts et, à ce titre, je dois informer sur l’usage de nos moyens, par rapport à nos missions et au projet que j’y développe avec toute l’équipe. Il ne s’agit pas cependant d’influencer ma programmation ou de toucher à la liberté de création des artistes, ces libertés sont totales et garanties par la loi. Nous faisons un état des lieux de la MC93 : où en sommes-nous ? L’automne 2024 a notamment été consacré à cet exercice. Cela a été l’occasion de penser et de formuler, d’où cet entretien, une fois n’est pas coutume, comme un désir de partager avec les spectateurs, lecteurs, habitants, artistes, ce point d’étape… et, en nous appuyant sur nos constats, nous nous projetterons dans les quatre prochaines années, malgré la très grande instabilité politique, sociale, économique et écologique de notre planète.
Utilisez-vous le terme « Maison » pour parler de la MC93 ?
C’est un terme très ancré dans ma représentation de la MC93. Dans ma carte mentale d’une ville, l’institution culturelle est toujours centrale. On pourrait aussi dire « château » ou, comme avant, « cathédrale de la culture », mais il y a une connotation trop sacrée. La Maison est un endroit où l’on peut être soi, où l’on se sent bien et à l’abri. Et c’est quelque chose qui m’importe beaucoup. Je dis souvent aux équipes que, dans la mesure où nous demandons aux spectateurs de faire un effort, d’être curieux, ouverts à ce qui va leur parvenir et, peut-être, les bouleverser, il est essentiel qu’ils se sentent à l’aise. Et toute la question est là : comment fait-on pour qu’ils se sentent à l’aise, collectivement ? Comment habiter ensemble cette Maison commune ? Nous consacrons toute notre énergie à cela.
« L’esprit de cette Maison est fait de tout ce qui s’y passe, de ce que tout le monde y apporte, y laisse ou y prend. »
Cette Maison serait donc constamment en construction ?
L’esprit de cette Maison est fait de tout ce qui s’y passe, de ce que tout le monde y apporte, y laisse ou y prend. Ici, chacun vient consacrer une part de soi à une expérience parfois décrite comme inutile – la création – et je crois que quelque chose de cela reste, aussi impalpable et invisible que cela soit. Beaucoup d’artistes et de spectateurs considèrent que la MC93, telle qu’elle est, est aussi faite d’eux. À juste titre. Pour moi, l’institution est autant bousculée par les artistes que par les spectateurs ou, pour le dire dans notre vocabulaire, autant par la partie création que par la partie Fabrique d’expériences. Dans l’une comme dans l’autre, on accumule chaque fois quelque chose d’une aventure commune qui nous transforme. C’est la raison pour laquelle toute l’équipe est impliquée dans ces deux axes qui ne vont pas l’un sans l’autre et que dans nos modes opératoires nous faisons confiance à la consultation. Qui veut venir réfléchir avec nous est le bienvenu. Ces derniers temps notre activité est très intense, les artistes ont envie de venir créer ici, les spectateurs sont nombreux, l’esprit de la Maison est sans cesse réalimenté. Je ne voudrais pas que forts de ce succès, nous le banalisions. Nous devons continuer de travailler, sans relâche, à l’élaboration de ce commun qu’est la MC93.
En quoi consiste cette Fabrique d’expériences ?
La Fabrique d’expériences est un endroit physique – la MC93 – mais aussi imaginaire, puisqu’elle s’inscrit dans la tête de tous ceux qui y participent. Il s’agit d’un ensemble d’activités diverses – se former, rencontrer des artistes, discuter d’une création, pratiquer le théâtre, etc. – qui nous aide à mieux faire place à cette pratique de spectateur dans nos vies. Au tout début, j’avais parlé d’une « école » ou d’une « fabrique » de spectateurs. Et on s’est un peu moqué de moi, donc j’ai rectifié. Il n’était évidemment pas question de « fabriquer » des spectateurs, mais plutôt de penser la relation entre une institution, des œuvres et des habitants ou des spectateurs. Assez rapidement, la question de l’expérience s’est imposée à la place, puisque ce que l’on partage, ce sont des expériences. Celles-ci peuvent durer le temps d’une représentation ou beaucoup plus longtemps. Évidemment, plus l’expérience est longue, plus elle est riche et transformatrice. Dans la Fabrique d’expériences nous avons la possibilité d’essayer des choses, de tenter de les évaluer, d’en tirer des conclusions et de faire évoluer nos projets en fonction. Cette modalité nous permet d’être dans une dynamique et d’évacuer la question de la performance. Ce qui compte n’est pas le résultat, mais l’expérience en soi, ce qu’elle nous apprend, la manière dont elle nous fait bouger, y compris dans nos manières d’envisager les choses et de travailler.
« Trouver la juste forme pour affronter les questions qui traversent la société, ses controverses, ses contradictions. »
N’est-ce pas trop fragilisant de préférer l’expérimentation permanente à l’application de recettes qui fonctionnent ?
Je crois que c’est le fait d’assumer nos fragilités qui nous rend extrêmement puissants. C’est précisément cela que l’art et la culture nous enseignent. Le théâtre, depuis la nuit des temps, nous pousse à nous confronter à nos monstres. En tout cas, c’est cela qui m’intéresse : que les artistes continuent à inventer de nouvelles formes pour pratiquer cette confrontation avec nos failles. Pécher par arrogance, en voulant expliquer aux gens la vie ou ce qu’ils devraient penser, a toujours été pénalisant pour la culture et les artistes. Rester à notre place, c’est rester connectés au monde tout en parvenant à nous en extraire pour pouvoir le représenter. Trouver la juste forme pour affronter les questions qui traversent la société, ses controverses, ses contradictions. Tenir cette porosité au monde sans que l’instabilité nous atteigne au point de ne plus pouvoir agir, demande beaucoup de travail. Cela peut paraître simple, dit ainsi, mais cela ne l’est pas tant que ça.
À la MC93, nous essayons d’être au cœur des enjeux fondamentaux de notre époque que sont le racisme, l’égalité hommes-femmes, le climat. Ce ne sont pas des questions agréables. Par ailleurs, nous ne sommes pas tous intimement impactés de la même façon par ces réalités, nous n’avons pas tous la même acuité vis-à-vis d’elles. Alors comment les aborder avec précaution, en prêtant attention au fait que nous sommes tous à des niveaux de sensibilité et de prise de conscience différents ? Ces questions sont essentielles à poser si nous ne voulons pas couper la possibilité de dialogue avec ceux qui ne sont pas encore prêts à déconstruire des préjugés qui fondent notre société patriarcale et capitaliste. On parle souvent de violences sur nos scènes, mais cela ne peut être transformateur qu’à condition que le cadre lui-même ne soit pas violent. Comment assume-t-on les violences sans les tolérer ? Comment s’assurer que nos contradictions sont porteuses de sens et non de destruction ? On ne peut réfléchir à cela correctement que dans une logique de doute, et toujours soutenu par des convictions inébranlables quant à l’égalité, la liberté et la dignité des personnes.
« Si l’on ne sait jamais ce que l’on va voir, on sait que quelque chose d’incroyable peut nous arriver. »
Est-ce en cela, le fait de se confronter à des questions inconfortables, qu’aller au théâtre demande un effort aux spectateurs comme vous le disiez ?
Il y a une part de risque, du côté du plateau comme de la salle. Si j’ai un respect aussi immense pour les artistes, c’est parce qu’ils prennent des risques, tout le temps. S’il n’y a pas un peu de risque, il n’y a pas d’expérience. Mais j’insiste : il faut que les conditions permettent que cette prise de risque ne soit pas dangereuse. Je le dis aux spectateurs : nous allons vous parler de problématiques sociales, des tourments du monde, mais nous allons essayer de le faire de la meilleure manière possible. Et surtout, pour que vous en sortiez renforcés. Mon souhait n’est pas que les spectateurs soient plombés à la sortie, mais bousculés ou bouleversés. Je pense que ce que l’on propose ici n’est pas anodin. Ce n’est pas de l’ordre du divertissement. Et je n’ai rien contre le divertissement, bien au contraire. Je prends un immense plaisir à aller voir des spectacles de divertissement. Mais dans ce cas je sais exactement à quoi m’attendre, quel type de plaisir je vais en retirer. Avec le théâtre d’art, on ne sait à l’inverse jamais à quoi s’attendre. Et on y va justement pour cette raison : car si l’on ne sait jamais ce que l’on va voir, on sait que quelque chose d’incroyable peut nous arriver. C’est rare, mais quand cela se produit, cela bouleverse notre vision du monde – ce qui n’arrive jamais devant un spectacle de divertissement. Le théâtre d’art nourrit profondément les imaginaires. La philosophe Estelle Zhong Mengual dit que les souvenirs laissés par les spectacles ont beau être d’un autre ordre que ceux produits par la vie réelle, ils n’en existent pas moins dans notre cerveau. On peut les reconvoquer de la même manière et ils augmentent notre expérience de la vie.
Vous parlez de la MC93 comme d’un commun. Qu’entendez-vous par là ?
Il s’agit pour moi de penser aujourd’hui la notion de communion développée par Jean Vilar (1912-1971) au Festival d’Avignon, cette aspiration à être tous ensemble dans une très grande salle, capables de se réjouir de la même expérience artistique. La communion présuppose une sorte d’homogénéité de la société. La société française est objectivement devenue plus hétérogène, mais elle n’a sans doute jamais été homogène. L’homogénéité, c’est quand certains imposent une norme à l’ensemble… Alors comment questionner cela sans abandonner l’idée d’humanité, d’humanisme, d’universalisme – aussi problématique que puisse être parfois cette idée ? La notion de commun, c’est-à-dire d’expérience partagée au-delà de nos différences, aide à penser tout cela.
Depuis quelques années, les élites politiques et économiques – et même les élites intellectuelles – sont moins présentes au théâtre. J’ai d’abord pensé que c’était triste et puis j’ai fini par me dire que ça pourrait justement redonner la possibilité au théâtre d’en finir avec le fait de participer à une distinction sociale. Qu’on puisse pousser la porte d’un théâtre sans appartenir à ces catégories, et ne pas pour autant se sentir exclu. Cela nécessite d’être attentif à tout groupe majoritaire qui existerait au sein de nos institutions – qu’il s’agisse des professionnels de la culture ou des jeunes de Seine-Saint-Denis – et qui peut faire sentir à ceux qui n’y appartiennent pas qu’ils n’y ont pas leur place. C’est quelque chose qu’on essaie de travailler avec les équipes : quand on pense que certains spectacles vont toucher davantage telle catégorie de personnes, on essaie de faire en sorte que les autres viennent aussi. Ce qui me frappe le plus, je crois, c’est notre difficulté à assumer de tels communs hétérogènes. C’est-à-dire du débat, de la controverse. Bien sûr, j’aimerais que tout le monde aime les spectacles que je programme, mais parfois ça me fait presque plus plaisir qu’un spectacle fasse parler et permette à des gens qui ne sont pas d’accord d’en discuter. Peut-être que c’est aussi le rôle du théâtre d’être, aujourd’hui, le lieu pour, sans violence, susciter des controverses et exprimer les contradictions de la société.
Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes en novembre 2024.